La révolte malgache de 1947

Alors que la Seconde Guerre mondiale prend fin, la France est secouée par de nouvelles instabilités en Asie du Sud-Est. L’Indochine, colonie française depuis le XIXe siècle, souhaite prendre son indépendance et a fait le choix des armes car celui des mots n’a pas abouti. La guerre d’Indochine puis celle d’Algérie ont marqué les esprits de leurs contemporains qui ont assisté à la décolonisation et le délitement de l’empire français. Si ces deux régions ont fait énormément parler d’elles, il en existe une autre qui est restée dans l’oubli malgré l'existence d’un conflit armé qui a duré plusieurs dizaines de mois et fait des dizaines de milliers de morts. Il s’agit de la révolte malgache de 1947. Appelée au départ les événements de Madagascar par la France et la révolution pour les insurgés, elle marque un tournant dans l’histoire de l’île. Rejetant le système colonial, les révoltés de 1947 veulent obtenir l’indépendance de leur pays et, si cela doit se faire par les armes, qu’il en soit ainsi. Le conflit a marqué ses acteurs par la brutalité des combats et surtout celle de la répression française contre les populations civiles et les membres du parti du Mouvement démocratique de rénovation malgache (MDRM) qui ont été accusés à tort d’être les auteurs des hostilités. Alors que les dérives du système colonial français alourdissent de plus en plus le quotidien des Malgaches, 1947 permet d’analyser le processus d’indépendance de l'île devenue ensuite la République de Madagascar. Comment l’idée même d’indépendance est-elle née parmi les intellectuels et le reste de la population civile pour la plupart analphabète et éloigné des préoccupations politiques ? Comment 1947 a-t-il participé à cette marche vers l’autonomie et pourquoi cette dernière a-t-elle disparue des mémoires ?

29 mars 1947 monument

Madagascar, une colonie française

Madagascar fait partie de ses nombreuses contrées qui ont été la cible de l’élan colonisateur européen de la fin du XXe siècle. RanavalonaEn effet, l’île a fait l’objet, tout comme l’Asie du Sud-Est continentale (appelée alors l’Indochine), d’un partage des terres par les Européens au cours de la Conférence de Berlin (1884-1885). Y étaient présents l’Allemagne, la Belgique, l’Espagne, la France, l’Italie, le Portugal et le Royaume-Uni, qui se sont divisés les continents africain et asiatique. Madagascar a été attribué à la France afin de préserver un lien avec le Pacifique et garder à l’œil les positions espagnoles (Mozambique), allemandes (Tanzanie) et britanniques (Afrique du Sud). En 1895, une première expédition de conquête est lancée qui chasse de la capitale Tananarive (Antananarivo en malgache) le gouvernement merina, présent depuis 1817 et dirigé par la reine Ranavalona III (portrait ci-contre) (1883 – 1897). Une opération de « pacification », commandée par le général Joseph Gallieni, a ensuite eu lieu de 1896 à 1905 afin de mater tout élément de rébellion contre le pouvoir colonial. Vainqueur, Gallieni est ensuite nommé gouverneur général.

                Alors que la colonisation de l’époque moderne (XVe – XVIIIe siècles) était axée sur la prédation des ressources et l’esclavage, celle qui commence au XXe siècle s’oriente vers une mission civilisatrice des Européens qui se donnent la charge d’offrir au reste du monde les lumières de la civilisation, ses techniques et sa culture. Bien évidemment, l’acquisition de ressources dans le contexte de l’industrialisation et des concurrences impériales sont également au cœur de cette entreprise. Ainsi, dans leurs colonies, Français comme Britanniques ou Allemands, mettent en place un système administratif, judiciaire et scolaire qui reprend ce qui se fait en métropole. Madagascar vit à l’heure française avec une école à la française, les Indigènes (étymologiquement : ceux « originaires du pays ») malgaches obtiennent un nom français, paient avec le franc français, rendant inutile la monnaie locale : l’ariary. La conscription est mise en place et la population active est réquisitionnée pour mettre en valeur les terres et les cultures commerciales : vanille, café, tabac. La charge de travail est considérable et devient vite un système de travail forcé des colonisés.Oeuvredelafrance 1024x682 Interdit en 1924, il est réinstauré, subrepticement, au sein du Service de la main d’œuvre pour les travaux d’intérêt général (SMOTIG). Tout comme avant 1924, les Malgaches sont chargés de la culture des terres et de la construction d’infrastructures locales : bâtiments administratifs, prisons, écoles, et surtout, des routes. Le travail forcé s’illustre également par le développement de la domesticité avec la croissance du nombre de gouvernantes, garçons de maison, conducteurs de poussepousses ou de chaises à porteurs. Pour surveiller la vie coloniale, les Français mettent en place un système judiciaire appelé le Code de l’Indigénat ouvertement discriminatoire, raciste, qui profite aux colons européens (appelés « Vazahas » par les Malgaches). Ce code définit un ensemble de peines, essentiellement de la prison, attribuées suivant différents délits allant du non-respect des règles coloniales à la révolte. La plupart des délits enregistrés sont surtout le défaut de paiement des impôts. En prison, les conditions de vie sont extrêmement sommaires et la mortalité y est très importante, l’entassement des prisonniers encourageant la propagation de maladies. Ce système colonial, sévère et opprimant, a permis à 35 000 Européens de contrôler une île plus vaste que la France et abritant environ 4 millions d’habitants en 1946.

L’arrivée des Européens ne s’est pas faite sans heurts, comme on l’a vu. La France s’est installée par la guerre et une grande partie de la population veut un retour de la monarchie malgache. Cet état de tensions a favorisé la naissance de mouvements nationalistes au sein des élites intellectuelles et notamment la création de sociétés secrètes comme la V.V.S (Vy Vato Sakelila : Fer, Pierre Ramificatin) en 1913 par des étudiants de médecine. Cette dernière, par l’usage de la presse, aurait encouragé les Malgaches à prendre les armes et à attaquer, par des attentats suicides, les bâtiments et symboles du colonialisme français. En 1915, une vague de répression contre la V.V.S est organisée par le gouvernement français avec des peines de prison et des exils. L’épisode est rapidement maté mais laisse dans l’esprit du colon une peur viscérale de l’insurrection qui viendrait de l’ombre pour le détruire.

L'expérience de la guerre

Tout comme les autres colonies, Madagascar a participé à l’effort de guerre français au cours des deux guerres mondiales. Sous le nom des tirailleurs malgaches, les soldats ont été réquisitionnés au sein de la population et envoyés sur différents fronts des tranchées de la France au désert africain. La Seconde guerre mondiale a été l’un des déclencheurs de 1947. Alors que les soldats se trouvent en France, le gouvernement français à Madagascar prend le parti de Vichy. Les mesures discriminatoires sont alors renforcées, tout comme les pressions sur les populations chargées de l’approvisionnement en produits agricoles. En 1942, l’île est attaquée par les Britanniques afin de déloger les Vichystes et mettre en place un gouvernement gaulliste en 1943. Tirailleurs malgaches 2Toutefois, ceci n’arrange pas la situation pour les Malgaches. Ces derniers sont chargés de participer encore une fois à l’effort de guerre et subissent les restrictions alimentaires, notamment en riz qui composent pourtant l’essentiellement de leur régime alimentaire. Les tissus sont monopolisés par les Français et les artisans doivent s’en remettre au marché noir pour survivre. C’est aussi une période où la contrebande et la corruption sont légion, notamment au sein même du gouvernement. Le gouverneur Pierre de Saint-Mart est ainsi dénoncé une fois la guerre terminée par son successeur pour ses liens avec des contrebandiers et la corruption de son bureau. Enfin, une tension perdure entre Français et Malgaches qui est née dès le début de la colonisation. En effet, lorsque les colons arrivent, ils jugent les insulaires comme incompétents par rapport aux ouvriers français et dénoncent une oisiveté qui serait inhérente à leur nature. Ainsi, lorsque le général Paul Legentilhomme arrive à son poste de gouvernement général durant la guerre et affirme dans son discours d’inauguration : « un détestable retour à l’oisiveté dont ce pays a toujours souffert », la méfiance et la haine ne peuvent qu’être accrues entre la population et ses gouvernants. De nombreux intellectuels commencent même à prendre la plume pour dénoncer leur situation.

L'après-guerre et la marche vers la révolte

Une fois la guerre terminée, la situation à Madagascar semble s’améliorer au sein de la France nouvellement libérée. En effet, cas extraordinaire, l’Assemblée constituante accueille, en octobre 1945, Forcesdeux députés malgaches, Joseph Raseta (portrait n°1 ci-contre) et Joseph Ravoahangy (3). Ils ont été élus afin d’améliorer les relations entre les habitants de l’île et engager la marche vers l’indépendance. Toutefois, depuis la conférence de Brazzaville en février 1944, l’indépendance ne peut être pensée qu’au sein du cercle d’influence française. Elle ne serait donc qu’un gain d’autonomie relative face aux ambitions françaises de maintenir leur pouvoir outre-mer. Durant la guerre, les élites malgaches s’intéressent pourtant de plus en plus à la politique de leur île et souhaitent s’extraire du statut de colonie. En février 1946, est créé le Mouvement démocratique de la rénovation malgache (MDRM) avec à sa tête nos deux députés malgaches. Le parti est ouvertement nationaliste et comprend une majorité de Malgaches merina habitant les hauts plateaux. Il pratique une politique d’adhésion massive au sein de la population merina de l’île et recrute en particulier les artisans et les chefs de villages ainsi que les intellectuels. Conscients du poids politique de l’Assemblée constituante, les Malgaches élisent, en novembre 1946, un troisième député, le poète Jacques Rabemananjara (4), devenu célèbre grâce à ses pamphlets et manifestations politiques ouvertement hostiles au gouvernement français. Les trois hommes organisent alors le processus d’indépendance de Madagascar qui doit se faire « dans le cadre de l’Union française », une organisation politique créée par la IVe République en octobre 1946. Elle rassemble la France, ses territoires d’outre-mer, ses colonies et territoires avec un statut particulier (protectorats). Son entrée dans l’Union symbolise aussi la fin du système de l’indigénat, déjà proclamée à Brazzaville, et donc l’instauration de l’égalité de droits entre Français et Malgaches. Bien que l’indigénat soit effectivement aboli à Madagascar, les discriminations sont encore à l’ordre du jour. Ceci participe à diviser encore plus la population. Côté malgache, une frange de la population affirme son hostilité envers les autorités françaises en menaçant ceux qui travaillent avec et pour des Français, de les exclure du tombeau familial à leur mort, les ostracisant ainsi de leur vivant et dans la mort.

À Paris, les députés malgaches font sans relâche des appels à l’Assemblée pour demander l’étude du projet d’indépendance sans obtenir de réponse. Sur place, ils ont même l’occasion de rencontrer Hô Chi Minh venu plaider la cause du Vietnam qui n’existe encore qu’à l’état d’idée. Malgré ses échecs, le MDRM continue d’avoir la confiance de la population, notamment au cours des élections de novembre 1946 où il obtient 71 % des voix face à son opposant, le tout jeune PADESM (Parti des déshérités de Madagascar) créé en juin 1946 et rassemblant en majorité des habitants des zones côtières et plus favorable aux Français. Le gouvernement français voit d’un très mauvais œil la croissance du MDRM et organise des opérations de répression avec l’emprisonnement de membres du MDRM et des discriminations pour les sympathisants. Les tensions sont croissantes, notamment au moment du retour des soldats malgaches à partir de l’été 1946. Une fois arrivés, leurs officiers les humilient publiquement en leur ordonnant de retirer leurs chaussures. La plupart sont aussi désarmés. Malgré leur participation à l’effort de guerre, les soldats n’ont pas la reconnaissance du pays qu’ils ont participé à protéger et à libérer. Ce climat de méfiance permet un renouveau des sociétés secrètes comme la Jiny créée en 1943 à Manakara, une ville côtière de l’est, et devenue Jina lorsqu’elle s’installe à Antananarivo en 1946. Partisane d’un nationalisme radical, la Jina encourage ses membres à engager un combat armé contre les autorités françaises pour obtenir par eux-mêmes l’indépendance.

L'insurrection malgache contre le pouvoir français

La situation explose dans la nuit du 29 au 30 mars 1947 lorsqu’est déclenchée, par des membres de la Jina de Moramanga, une attaque contre la garnison de la ville. Armés de sagaies et de coupes-coupes (machettes), les révoltés s’empare du camp et tuent soldats et officiers français, ainsi qu’une partie de la population blanche de la ville. La nouvelle fait le tour fait le tour de l’île par la radio et la presse. Une vague de peur s’empare des Européens qui fuient les bourgs de l’est de l’île. L’insurrection est vite suivie dans le reste de l’île mais est par8395781ticulièrement virulente dans l’est, là où le travail forcé avait été le plus pratiqué. Les membres de la Jina, afin de garder le moral des insurgés affirment qu’ils seront soutenus pour les Anglo-Saxons (Américains et Anglais) s’ils parviennent à tenir trois jours. Il s’agit d’un mensonge en bonne et due forme mais qui fait son effet. Avertis des événements, les cadres du MDRM, notamment Raseta et Ravoahangy, appellent au calme et dénoncent l’initiative de la Jina. Malgré tout, l’État français accuse le MDRM d’être à l’origine de la révolte et entreprend l’arrestation et l’emprisonnement de ses membres. Ainsi, les intellectuels, les chefs de village, les artisans et agriculteurs appartenant au MDRM, pour l’immense majorité innocents, sont arrêtés. Le 12 avril, les députés Ravoahangy et Rabemananjara sont eux-mêmes emprisonnés malgré leur immunité parlementaire qui leur est spécialement retirée. Joseph Raseta, en voyage en France échappe à cette traque du MDRM mais est finalement arrêté le 10 juin. À Madagascar, les détenus sont logés dans des prisons déjà surpeuplées, aux conditions de vie précaires et fréquemment interrogés, autrement dit torturés, par des policiers français. Ces interrogatoires, ponctués de coups de fouets et de simulations de noyades, ont pour objectif la dénonciation des réseaux d’insurgés dont feraient supposément partie les prévenus. Grâce à la torture, les geôliers obtiennent des aveux fabriqués et emprisonnent de plus en plus de personnes. Ces arrestations arbitraires encouragent d’autres Malgaches à prendre les armes au côté des insurgés face à un système français oppressif.

Chez les révoltés, le mouvement peine à s’organiser du fait de l’arrestation des chefs par la police et le manque d’éducation de ses membres, Madagascar 600pour la plupart issus de la paysannerie. Cet état de fait permet à l’historien Jean Fremigacci de faire la comparaison avec les jacqueries européennes, notamment celles du Moyen Âge en France. L’absence de hiérarchie globale claire a permis l’émergence de petits chefs locaux qui accompagnés de leurs guerriers se transformant rapidement en bandes de pillards à la recherche d’armes et surtout de vivres. Ils s’approvisionnent dans les villages, qu’ils attaquent pour la plupart, ou en pillant des camps militaires, essentiellement dans l’est de l’île. Surnommés « fahavalos » (ennemis), ces guérilleros organisent une véritable guérilla contre les troupes françaises stationnées sur l’île. Ils prennent le maquis dans les forêts et au pied des montagnes. Avec leurs sagaies et coupes-coupes ils prennent d’assaut les lieux d’habitations, en priorité là où résident des Européens, les « vazahas », civils comme militaires. Ces derniers sont les principales victimes des insurgés. Les plus zélés s’attaquent également aux Malgaches accusés de collaborer avec l’occupant : des membres du PADESM, des membres de l’administration, des personnes démontrant une certaine culture française comme les instituteurs, et même les métis sont inquiétés. Ces attaques sont à l’origine de nombreuses rumeurs, « tabataba » (bruits, rumeurs ») dont la plupart sont réutilisées par le gouvernement afin de décrédibiliser les insurgés. La première est l’usage d’armes « primitives » face à des armes à feu modernes, notamment des mitrailleuses. Afin de se protéger, ils auraient recours au service de sorciers qui, par l’utilisation de chants et gestes rituels, invoqueraient la protection des ancêtres et forces de la nature pour faire dévier les balles et sauver les guerriers. Moquées, ces pratiques ont été attestées lors des combats dès avril et sont la trace de l’héritage guerrier malgache d’avant la colonisation française. En courant et criant « rano, rano » (eau, eau), les guérilleros malgaches se croyaient invincibles et n’hésitaient pas à se jeter contre les patrouilles et camps militaires français. Impitoyables avec leurs ennemis, ils mutilaient le corps des défunts, principalement celui des Malgaches « collaborateurs » dans un rituel au cours duquel ils le transperçaient de plusieurs coups de sagaies et lui coupaient les membres qui sont ensuite dispersés dans la rivière. De cette façon, les familles ne peuvent enterrer leurs morts qui deviennent des âmes condamnées à errer.

L’horreur des massacres de populations par les révoltés est certes une réalité mais, selon l’historien Jean Fremigacci, ne concerne qu’environ 2000 victimes. Surreprésentées dans la presse, ces tueries engendrent une peur immense parmi la population blanche de l’île, mais obtient un écho très relatif dans la métropole. D’autre part, bien que le mouvement de révolte se soit rapidement étendu à toute l’île dès les premiers jours d’avril, il est très vite maté dans les centres urbains comme Antananarivo, Diego Suarez et Fianarantsoa et se concentre surtout dans la partie orientale de l’île, au pied des hauts plateaux merinas.

La répression armée et le retour à l'ordre

À côté des tueries organisées par les insurgés, celles des autorités coloniales prennent une tout autre ampleur. En effet, le gouvernement a très rapidement déployé ses forces de police et l’armée afin de stopper la révolte. La riposte militaire se met en plConvoi militaire fran ais fianarantsoa 25 septembre 1947ace progressivement avec au début des policiers et des conscrits malgaches, pour la plupart des paysans. Ils sont ensuite rejoints à partir de juillet 1947 et jusqu’en 1948 par des contingents venus de l’extérieur comme des tirailleurs sénégalais et, notamment, des soldats de la Légion étrangère. L’effectif total de l’armée culmine à 16 000 hommes face à une révolte qui aurait rassemblé à son apogée 20 000 personnes. Progressant en tache d’huile, les militaires organisent des patrouilles dans les forêts à la recherche des camps d’insurgés. Les tactiques de guérilla des Malgaches, qui consistent pour la plupart du temps à attaquer les patrouilles et à saboter les voies de communications : routes et rails, font cependant peu de victimes parmi l’armée coloniale. Par contre, la répression est beaucoup plus violente et se ponctue d’événements tragiques qui ont marqué les esprits et participé à créer la légende noire de la révolte. En effet, les soldats brûlent de nombreux campements dans les forêts avec leurs lots de victimes, pour la plupart innocentes et prises entre deux feux. Durant les premiers combats en avril, les populations civiles sont poussées à choisir un camp et/ou à s’enfuir pour éviter les tirs croisés. De nombreuses familles partent dans les forêts pour s’abriter mais les soldats français ne font pas toujours la différence entre combattants et civils. Des débordements ont été rapportés comme à Moramanga le 30 mars, le lendemain de l’attaque, où des soldats sénégalais s’en prennent à des civils afin de venger leurs camarades tombés. À Manakara ou encore à Mahanoro, d’autres soldats Sénégalais tuent des prisonniers, potentiellement, dans un excès de zèle, les sources restent floues à ce sujet. Des dizaines de Malgaches meurent ainsi dans des conditions mystérieuses. L’image sauvage qui accompagne le soldat sénégalais se renforce lorsque les rumeurs font le tour des populations. Deux événements ont cependant marqué les mémoires bien plus que le reste. Le 6 mai 1947, le directeur de la prison de Moramanga fait monter dans un wagon des membres du MDRM, incarcérés lors de la première vague de répressions, après avoir reçu une alerte à propos d’une attaque d’insurgés sur la ville. Quelques instants plus tard, les soldats gardant le wagon reçoivent l’ordre de tirer dessus. Ces derniers obéissent et la quasi-totalité des passagers sont tués sur le coup. Des survivants sont sortis du wagon puis abattus quelques jours plus tard dans la prison. Un seul homme en réchappe, un certain Rakotoniaina après avoir été laissé pour mort. Une fois l’insurrection matée, il dénonce la tuerie perpétrée par les soldats contre des membres du MDRM innocents et sans relation avec les insurgés. Le nombre de victimes est encore incertain mais les historiens estiment qu’entre 124 et 166 personnes sont mortes ce 6 mai 1947. Militaires fran ais madagascar en 1947 0À côté de Moramanga, un autre épisode a marqué la révolte. Dans la ville de Mananjary, des échanges de tirs ont lieu entre le 15 avril et le 12 mai. L’événement reste sujet à caution car peu de sources en parlent. Lors de ces fusillades, un jeune pilote et officier français, Guillaume de Fontanges, surnommé « le Baron », survole la ville avec à son bord des prisonniers malgaches. Afin de marquer les esprits et décourager les insurgés, il prend la décision de jeter ses prisonniers depuis son avion sur les habitations. Malgré cet acte contraire au code militaire, de Fontanges ne sera pas inquiété par ses supérieurs lorsqu’il rentrera à la base.

Malgré la supériorité technique des soldats français, ces derniers mettent plus d’un an à venir à bout de l’insurrection. La dernière poche de résistance, surnommée Tsiazombazaha : « Qui est inaccessible aux Européens... » tombe en novembre 1948. Cette lenteur s’explique par le fait que près de la moitié des soldats ont été réquisitionnés pour tenir et protéger la capitale et les forts de l’île. Ce sont donc environ 8 000 hommes qui ont la charge de quadriller une île plus grande que la France. Au bout de 20 mois de combats, l’insurrection de Madagascar prend fin. C’est maintenant l’heure des jugements et des condamnations.

Le temps des procès

Ce qui s’est passé à Madagascar a attiré l’attention de nombreuses agences de presse et d’une partie de la population de la métropole. Afin de marquer le coup, le gouvernement français organise à Antananarivo un grand procès qui s’est étalé de juillet à novembre 1948, c’est-à-dire, alors même que les combats n’étaient toujours pas finis. La justice désigne le MDRM responsable de l’insurrection. Les cadres du MDRM sont jugés particulièrement durement malgré l’innocence de la majorité, avec en ligne de mire les députés Raseta, Ravoahangy et Rabemananjara (au premier rang ci-dessous). L’implication de ces derniers a donné au procès son nom posthume, le « procès des parlementaires ». En plus des trois députés, plus de 70 membres du MDRM passent devant le juge. En guise d’exemples et pour montrer l’envie française de rester à Madagascar, Raseta et Ravoahangy ainsi que quatre autres prisonniers sont condamnés à mort. Toutefois, la peine est commuée en détention à perpétuité à l’été 1949.

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À côté du procès des parlementaires, les insurgés sont eux aussi soumis à la justice française. Selon Jean Fremigacci, 5 756 Malgaches sont condamnés à des peines de prison ou à des condamnation à mort. Parmi, ces peines, 865 ont été prononcées par des tribunaux militaires. Cependant, les emprisonnements sont rapidement allégés par la justice qui prend conscience de sa part de responsabilité par rapport aux causes profondes de la révolte. Par exemple, parmi les condamnations issues des cours martiales, environ 44, seules 8 ont abouti sur une exécution ; du côté des tribunaux civils, 16 exécutions ont lieu sur les 129 condamnations initiales. Finalement, une vague d’amnistie a lieu en 1957 qui libère l’ensemble des innocents. Cette dernière s’ajoute à de nombreuses remises de peine ponctuelles au cours des années 1950.

Conséquences et conclusion

Après le temps des procès, l’heure est venue de compter les victimes des affrontements entre insurgés et forces de l’ordre. Jusqu’à très récemment, un nombre faisait consensus, 80 000 morts parmi la population malgache (100 000 pour les plus extrê2044 112b6mes) qui venait concurrencer les estimations des autorités françaises dans les années 1950 à environ 15 000 morts. Cependant, ce nombre est le résultat d’une erreur du commandement français au moment où la reprise de l’île s’organisait. Les chefs de l’armée estimaient le nombre d’insurgés à 80 000 hommes, soit plus ou moins la population résidant dans la région. Une fois la révolte matée, il n’y a donc plus un seul insurgé et le nombre de 80 000 est mis en avant, notamment pour gonfler l’effort de guerre par l’armée française. Toutefois, l’historien Jean Fremigacci propose une nouvelle analyse. Il annonce que le nombre de victimes totales est compris entre 30 et 40 000 morts malgaches. L’historien distingue 10 000 personnes mortes directement dans les affrontements entre insurgés, militaires et policiers ainsi que 20 000 à 30 000 morts dues aux mauvaises conditions de vie dans les forêts. Ces hommes et ces femmes, reculés de toute civilisation du fait des combats, ont subi la dureté du climat tropical, les pénuries de nourriture, l’épuisement, le froid de l’hiver et, bien sûr, les maladies.


La révolte malgache de 1947 fait partie de ses nombreux événements qui ont marqué l’histoire de la décolonisation au XXe siècle. Elle a fait couler le sang des combattants et des civils ainsi que l’encre des auteurs contemporains et postérieurs. L’histoire de cette révolte est passée dans l’oubli presque immédiatement après la fin de l’insurrection. Elle est mise sous silence par la France et les Malgaches. Alors que la Ve République vient de naître en 1958, les prétentions à l’indépendance de Madagascar se font de plus en plus fortes. Cette fois, le chemin de la paix est privilégié à travers les membres du PADESM (« Parti des déshérités de Madagascar ») qui remplace le MDRM dissous. En 1960, l’île obtient enfin son indépendance en devenant une république et son premier président, Philibert Tsiranana (portrait ci-dessous), est membre du PADESM. Le nouvel État prend le parti d’un départ à neuf et ne veut pas faire de commémoration de la révolte de 1947 qui a pourtant instauré le désir indépendantiste dans le cœur de la population. Cette décision se comprend comme le désir de garder de bonnes relations avec la France malgré les tensions qui se sont accumulées.
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Bien que le nouveau pouvoir ne souhaite pas se souvenir de 1947, une mémoire populaire prend toutefois racine. Celle-ci est plurielle et s’est construite au fil du temps. En effet, les différents partis ont chacun leur propre mémoire. Les victimes civiles ont un très mauvais souvenirs des faits et gardent surtout en mémoire les méfaits des bandes de pillards comme ceux des troupes coloniales, notamment ceux des tirailleurs sénégalais. Les combattants insurgés relâchés se souviennent de la dureté des combats mais en parlent encore avec enthousiasme pour certains, ou avec plus de réserve pour d’autres comme le montre le documentaire Fahavalo de Marie-Clémence Andriamonta-Paes de 2019. Une partie des Malgaches, notamment les descendants des combattants et une partie de la jeunesse actuelle, Wagon musc3a9e gendarmerie moramangafantasment sur ce qu’a été cette révolte de 1947, remplaçant même son statut par celui de révolution. Des faits sont surreprésentés comme la répression sénégalaise de Moramanga le 30 mars 1947, désignés par certains comme l’Oradour français. Toutefois, le nombre de morts et le fait que la ville était quasi-déserte à ce moment donne peu de crédibilité à la comparaison. Le processus mémorielle est pourtant en pleine métamorphose. En effet, si les premières commémorations de 1967 rencontrent peu de succès, à partir des années 1990, la jeunesse commence à s’intéresser à son histoire. Pour cela, elle peut compter sur les productions de cinéastes comme Raymond Rajaonarivelo qui produit en 1988 un film documentaire, Tabataba. Plus récemment, le film Fahavalo, mentionné précédemment, démontre ce désir d’une véritable redécouverte des traces et témoignages de ce que fut la révolte. Il a été accueilli avec grand enthousiasme à Madagascar, essentiellement parmi la population étudiante. D’autre part, des associations et journées commémoratives sont créées partout sur l’île afin de garder vivante les mémoires et leur diversité. Les lieux de mémoires sont mis en avant comme ci-contre avec le wagon de Moramanga.

Malgré le peu de visibilité accordée à la révolte malgache de 1947, et la prudence nécessaire face aux discours nationalistes, son importance dans le processus indépendantiste de l’île est manifeste. Elle incarne cette fin du système colonial européen établi au XIXe siècle et se basant sur un idéal civilisateur. Gagner son indépendance, c’est aussi affirmer sa propre culture, ses traditions et modes de vie. Ignorée par les historiens et manuels scolaires, elle prend petit à petit part au récit de la décolonisation français, permet de montrer les excès d’un temps révolu et la marche vers autre chose.

 

Publié par Adrien RASATA le 31/07/2021

Bibliographie et sitographie

Ouvrages et articles :

Articles internet :

Vidéos YouTube :

  • Insurrection de Madagascar du 29 mars 1947 (HD) par la chaîne Jean-Luce Randriamihoatra, mise en ligne le 29 mars 2013 [en ligne] [visionnée le 17/07/2021], disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=Dz9N1Xos8yU

  • MADAGASCAR : 1947 répression violente et sanglante par la chaîne harlay ramanana, mise en ligne le 26 mars 2014 [en ligne] [visionnée le 17/07/2021], disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=gN0g05KHptw

Crédits images :

1) Monument commémorant les événements du 29 mars à Madagascar. Monument commémoratif de l'insurrection de 1947. Monument malgache commémorant le soulèvement. Disponible sur : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:29_Mars_1947_Monument.jpg
2) Portrait de la reine Ranavalona III par J. Geiser. Algier vers 1905. Disponible sur : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Ranavalona.jpg
3) "Le général et sa suite traversant un pont". Colon français sur une chaise à porteurs. Photographie. Source inconnue. Disponible sur : https://www.grandeslatitudes.voyage/madagascar-de-la-colonisation-a-lindependance/
4) Tirailleurs malgaches avec leur officier français sur le quai d'une gare. Photographie. Source inconnue. Disponible sur : https://www.grandeslatitudes.voyage/les-tirailleurs-malgaches-et-la-premiere-guerre-mondiale/
5) Cadres du MDRM (Raseta, Ravelojaona, Ravoahangy, Rabemananjara). Photographie. Source inconnue. Disponible sur https://lhebdo.mg/02/04/2018/mdrm-responsabilite%E2%80%88partagee-%E2%80%88et%E2%80%88reglement%E2%80%88de%E2%80%88comptes%E2%80%88politique/
6) Insurgé malgache fait prisonnier. Photographie. Source inconnue. Disponible sur : http://etudescoloniales.canalblog.com/archives/2006/11/22/3246791.html
7) Carte de la révolte. Auteur inconnu. Disponible sur : https://www.lhistoire.fr/portfolio/la-grande-r%C3%A9volte-de-madagascar-1947
8) Convoi militaire français à Fianarantsoa (est de Madagascar) le 25 septembre 1947. (AFP ). Disponible sur : https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/politique-africaine/1947-la-repression-sabat-sur-madagascar-alors-colonie-francaise_3059485.html
9) Militaires français lors de la répression de l'insurrection à Madagascar en 1947. (AFP). Disponible sur : https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/politique-africaine/1947-la-repression-sabat-sur-madagascar-alors-colonie-francaise_3059485.html
10) Procès des parlementaires. Source : Rue des Archives/Tallandier. Disponible sur : Google Image "procès des parlementaires Madagascar" [visionnée le 30/07/2021]
11) Victimes de la révolte. Photographie. Source inconnue. Disponible sur : https://www.matierevolution.fr/spip.php?article731
12) Philibert Tsiranana, le 12 avril 1960, revient de Paris où il a signé un accord avec la France pour l'accession à l'indépendance de Madagascar qui sera effective le 26 juin 1960. AFP. Disponible sur : https://www.rfi.fr/fr/afrique/20200626-madagascar-1960-le-pari-fran%C3%A7africain-philibert-tsiranana
13) Wagon de Moramanga installé en mémoire de la tuerie de 1947. Photographie. Source inconnue. Disponible sur : https://mcmparis.wordpress.com/2015/03/29/madagascar-aux-malagasy-29-mars-1947-29-mars-2015-moramanga-les-survivants-j-l-raharimanana/

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