Les janissaires

Enfants soldats devenus gardes du sultan puis contingents réguliers de l’armée ottomane, les janissaires font partie de ces groupes armés à la légende intemporelle. Ils ont suscité l’admiration pour les populations ottomanes et la crainte de leurs ennemis chrétiens. Au-delà de l’image d’Épinal du soldat fanatisé et prêt à mourir pour son sultan, le janissaire est aussi un soldat de métier, rompu au métier des armes et à l’administration. C’est également un homme lettré, savant et un fervent croyant qui travaille à la fois par le sabre et la plume pour le développement de l’Empire ottoman. Retour sur une unité dont les origines et l’organisation échappent encore beaucoup au commun.

 

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La constitution du corps des janissaires

Le corps (odjak) des janissaires est né au XIVe siècle, soit grâce au sultan Orkhan Ier (1326 – 1362) ou grâce à son successeur, Mourad Ier (1362 – 1389). Il répond à un besoin militaire des Ottomans, constituer un corps d’infanterie pouvant rivaliser avec les armées européennes. Les Ottomans sont en effet à l’origine un peuple de cavaliers des plaines d’Anatolie. Pour remplir les rangs de cette nouvelle unité, le sultan prélève des hommes parmi les prisonniers de guerre. Selon la tradition du pençyek, 1/5e du butin de guerre (objets et prisonniers) deviennent la propriété du sultan. Ces nouveaux soldats, pour la grande majorité chrétiens, ont le statut d’esclaves et sont sous l’autorité directe du sultan. À l’origine, le corps des janissaires servait essentiellement File:Janissary Recruitment in the Balkans-Suleymanname.jpgde garde rapprochée du chef ottoman.

Au XVe siècle, en plus du prélèvement parmi les prisonniers, s’instaure le système du devchirmé (« tribut du sang ») consistant à enrôler des enfants parmi les populations non-musulmanes présentes dans les terres conquises de l’empire, principalement dans la région des Balkans où vivent les populations chrétiennes (représentation ci-contre). Ces enfants ont entre 8 et 20 ans et les rafles s’organisent en cycle de 3 à 7 ans. Selon la loi musulmane, un musulman ne peut pas devenir l’esclave d’un autre. Les chrétiens sont donc une solution toute trouvée. Ainsi, les janissaires étaient un corps cosmopolite avec des recrues provenant de tout l’empire.

Arrachée à sa famille, la jeune recrue intègre une école où elle reçoit un enseignement militaire et religieux pour en faire un soldat dévoué au sultan et à l’islam. Ces écoles sont sous la direction de l’ordre religieux des Bektachis qui cherchent à favoriser l’esprit de camaraderie et de corps des recrues. Nombre d’officiers intègrent ensuite l’ordre bektachi comme le chef suprême des janissaires, l’Ağa.

Grâce au devchirmé, le corps des janissaires voit ses effectifs rapidement augmenter. De 8 000 au départ, ils sont déjà 26 000 au XVIe siècle sous le règne de Soliman le Magnifique puis 70 000 à la fin du XVIIIe siècle et 140 000 en 1826. Cet accroissement est dû à un changement des règles de recrutement des janissaires. Au XVIe siècle, le corps intègre désormais des Turcs parmi ses rangs pour répondre à un besoin croissant en hommes.

 

Déclin et fin d'un corps d'élite de l'armée ottomane

En devenant janissaires, les hommes font vœu de célibat et de ne pas entretenir un commerce. Mais avec les réformes du XVIe-XVIIe siècle, ces règles sont abolies. De plus en plus de janissaires se marient et leurs enfants sont appelés les « kouloughis » (fils d’esclave). À partir de là, le corps File:Joseph Warnia-Zarzecki - Sultan Selim III - Google Art Project.jpgperd de son intégrité et son image change par rapport à celle qu’il avait à sa création. De plus en plus turbulent, il n’hésite pas à manifester son désaccord voire à entrer en rébellion. Les janissaires deviennent ainsi un puissant contre-pouvoir face au sultan qui les craint de plus en plus. En 1807, Selim III (portrait ci-contre) est même renversé et assassiné par ses janissaires qui ne voulaient pas appliquer les réformes consistant à en faire un régiment semblable aux armées européennes.

Ces nombreux débordements obligent les sultans à légiférer contre eux. Très conservateurs, les janissaires refusent de moderniser leurs techniques de combats qui datent de la guerre du XIVe siècle. Ils refusent par exemple d’utiliser le tir en salves des Européens, privilégiant le tir de précision individuel, et ne veulent pas abandonner leur uniforme pour un uniforme à l’européenne. En 1826, le sultan Mahmud II publie un décret pour réformer l’unité. Le 14 juin, les janissaires se rebellent contre leur sultan dans la capitale de l’empire, Constantinople. La ville est mise à sac mais l’armée régulière, aidée par la population, parvient à anéantir la garnison de janissaires. Sur les 20 000 présents, 7 à 10 000 sont tués dans les combats de rues tandis que le reste parvient à s’enfuir. La répression se poursuit dans le reste de l’empire. Sur les 140 000 janissaires que comptait l’armée, 110 000 sont exécutés. Un mince contingent parvient à s’enfuir jusqu’à Alger où ils servent de police locale et de forces armées à l’occasion. Ils disparaissent finalement en 1830 au moment de l’invasion française de l’Algérie.

                                                                                       

Le Massacre des Janissaires (L'Affaire des casernes lors de la révolution de Constantinople) (1826)
Charles-Emile Callande de Champmartin (1797-1883)

Organisation des janissaires

Comme toutes les armées de leur temps, le corps des janissaires s’organise en plusieurs régiments, trois en tout, composés de plusieurs compagnies. Certaines compagnies ont fait le choix de se spécialiser, par exemple dans le combat à cheval, dans le dressage des chiens de guerre ou bien dans l’administration. En effet, ces soldats recevaient une éducation des lettres et des chiffres durant leur formation ce qui en faisait de parfaits administrateurs. La majorité des grands-vizirs (équivalent du Premier ministre) est issue des janissaires.

À l’origine garde rapprochée du sultan, comparable à la garde prétorienne romaine, ils sont aussi présents sur le champ de bataille comme dernière ligne du dispositif militaire ottoman. En étant en dernière ligne, ils protègent le sultan et préviennent toute percée trop profondes des rangs ottomans. Lors de la bataille de Varna en 1444, ils furent la dernière ligne de défense contre une armée croisée commandée par Ladislas III Jagellon. Grâce à une utilisation individuelle du mousquet, ils peuvent anéantir les ennemis qui se rapprochent trop près et qui sont fatigués par les combats. Au cours de leur formation, les janissaires sont en effet instruits au maniement du mousquet mais contrairement aux armées européennes, privilégient le tir individuel comme tireur de précision. Ils sont ainsi très efficaces lors des sièges de places fortes en tuant les défenseurs un par un.  Les janissaires servent également de forces d’invasion comme ce fut le cas à Malte en 1565 contre les chevaliers de l’Ordre de Malte, ainsi que de garnisons pour les places fortes. Leur formation en tirs individuels les rangs cependant sensibles aux tirs en salves ennemis ainsi qu’aux charges de cavalerie. C’est pour cela qu’ils se trouvent en arrière et sont protégés sur les flancs par des cavaliers et d’autres unités d’infanterie.

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Victoire des Ottomans à Varna (1444) représentée dans La mort du roi Ladislas III, Stanisław Chlebowski (XIXe siècle)

 

En plus du mousquet, ces soldats utilisent aussi l’arc, héritage des peuples nomades de Turquie et des steppes, ainsi que le pistolet File:View of Turkish soldiers, Description de L'Universe (Alain Manesson Mallet, 1685).jpgà l’occasion, même si celui-ci reste très minoritaire. Ils se servent au corps à corps du sabre et parfois de la dague. Ils refusent d’utiliser la lance contrairement aux Européens et la délègue à la cavalerie, les sipahis, des cavaliers d’élite ottoman.

Aux niveaux de l’habillement, les janissaires ne portent pas d’uniformes uniquement. Ils ont un grand manteau, le caftan, qui vient recouvrir leurs habits. Ce caftan peut être de différentes couleurs suivant les unités même si le rouge était le plus répandu. Ils ont également un couvre-chef en tissu blanc donc un rabat descend jusqu’à la nuque. Ce dernier est l’un des signes distinctifs des janissaires et se retrouvent dans de nombreuses représentations. Très encombrant, il laisse sa place à un bonnet au cours du XVIIIe siècle afin de faciliter les combats.

Grâce à l’enseignement des bektachis, les janissaires mettent le groupe au cœur de leur vie quotidienne. Au moment du repas, ils se rassemblent autour d’une marmite et se partagent un repas. La marmite est sacrée et la renverser ou remettre son repas dedans revient à sortir du groupe et à défier l’autorité d’un officier, encore plus lorsque celui-ci est présent. Si un non-musulman la renverse, ce dernier est passible de mort et peut être exécuté sur le champ. Ce rapport à la nourriture se poursuit même dans l’uniforme. En effet, les officiers portaient dans leur coiffe une louche car ils étaient chargés de nourrir leurs hommes. De même, le sultan père adoptif de tous les janissaires, était appelé « le père nourricier ».

 

 

 

 

Le corps des janissaires a ainsi été une composante de l’essor de l’Empire ottoman. À mesure que l’empire croît, le corps croît aussi. Toutefois, le conservatisme des soldats a été l’une des causes de leur disparition dans un monde en constante évolution et en quête de modernité. Malgré tout, leurs qualités martiales, le panache de leurs tenues et les valeurs qu’ils incarnent, en font encore aujourd’hui la cible de nombreux admirateurs, notamment en Turquie où le souvenir de l’Empire ottoman reste important, notamment porté par le président Recep Tayyip Erdoğan. Des défilés ont parfois lieu comme à Edirne (photo ci-dessous) ainsi que des représentations dans des spectacles, des illustrations, de livres, d'encyclopédies et des sujets d'étude d’ouvrages et d'expositions. Ils sont également au cœur d’une réappropriation culturelle avec la présence dans des jeux vidéo internationaux comme Assassin’s Creed Révélations (2011) ou Civilization VI (2016).

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©Gulwenn Torrebenn

 

Publié par Adrien RASATA le 22/11/2021

Sources et sitographie

Articles internet :

  • Documentaire : Les soldats de Dieu, les enfants soldats – Arte - Elizabeth E. Schuch et Kostas Koutsoliatos (2019)

Vidéos YouTube :

  • Au cœur de l’histoire : Les batailles retentissantes des Janissaires (Franck Ferrand) par la chaîne Europe 1, mise en ligne le 17 octobre 2018 [en ligne] [visionnée le 22/11/2021]. Disponible sur : https://youtu.be/vdI54LNi4ek
  • Breaking News : Fin des Janissaires – Les News de l’Histoire #3 par la chaîne Les News de l’Histoire, mise en ligne le 16 juillet 2017 [en ligne] [visionnée le 22/11/2021]. Disponible sur : https://youtu.be/KRskSWh6dBE
  • Qui étaient les janissaires ? Troupes d’élite de l’Empire ottoman par la chaîne Epimetheus, mise en ligne le 25 août 2019 [en ligne] [visionnée le 22/11/2021]. Disponible sur : https://youtu.be/LhdFgu7C0X0

 

Crédits image :

1) Chamberlain of Sultan Murad IV with janissaries, G. Jansoone (XVIIe siècle), Bibliothèque nationale d'Autriche. Disponible sur : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Battle_of_Vienna.SultanMurads_with_janissaries.jpg
2) Recrutement des janissaires dans les Balkans, Ali Amir Beg, vers 1558, Disponible sur : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Janissary_Recruitment_in_the_Balkans-Suleymanname.jpg
3) Portrait de Sélim III par Joseph Warnia-Zarzecki (fin du XIXe - début du XXe siècle). Disponible sur : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Joseph_Warnia-Zarzecki_-_Sultan_Selim_III_-_Google_Art_Project.jpg
4) Le Massacre des Janissaires (L'Affaire des casernes lors de la révolution de Constantinople) (1826), Charles-Emile Callande de Champmartin. Disponible sur : http://notesdemusees.blogspot.com/2016/09/rochefort.html
5) La mort du roi Lagislas III, Stanisław Chlebowski (1835-1884). Disponible sur : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:%22The_death_of_king_Wladyslaw_II_at_Varna%22.jpg
6) Description des janissaires, gravure présente dans Description de L'Universe (Alain Manesson Mallet, 1685). Disponible sur : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:View_of_Turkish_soldiers,_Description_de_L%27Universe_(Alain_Manesson_Mallet,_1685).jpg
7) Défilé de janissaires à Edirne (2011). Photo prise par Gulwenn Torrebenn. Disponible sur : https://www.routard.com/membre_photos/3513

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