Le pantalon rouge garance

Le rouge garance fait partie de notre imaginaire du soldat de la IIIe République venu combattre sur le front de la France du Nord en 1914. Avec son pantalon rouge, le soldat en impose, il est fier, brave et porte haut les couleurs du drapeau national. Pourtant, il est le symbole d'un temps révolu dans une guerre d'un nouveau genre. Comment est-on passé de ce rouge vif au bleu clair dit "bleu-horizon" de la fin de la Première Guerre mondiale ? Pourquoi ce changement et quels changements chez le soldat et la société ?

 

Defile soldats 1914 pantalon rouge

 

 

Les origines du rouge garance

Le rouge garance est issu d’une plante, la garance des teinturiers, présente au Moyen-Orient et en Asie centrale. La garance est connue dès l’Antiquité et fut utilisée pour la teinture des tissus mais aussi en cosmétique. Au Moyen Âge, la teinte garance est devenue une spécialité flamande et les tissus sont vendus dans toute l’Europe, notamment durant les foires. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que la France se met à produire elle aussi de la garance. Jusque-là, plusieurs essais avaient été tentés pour introduire la garance en France, notamment par Colbert, mais la teinte finale n’était pas celle voulue. La culture de la garance s’implante dans le Vaucluse et en Alsace et permet le développement d'une industrie locale et l'économie de ces régions.

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Un uniforme pour l'armée française

L’idée d’un pantalon rouge garance date de 1829, sous le règne de Charles X (exemple à droite en 1830 sous Louis-Philippe). Durant l’époque moderne, les uniformes des fantassins français étaient blancs, le blanc bourbon, mais à la Révolution française, il devient bleu, selon un arrêté de 1793, grâce à l’utilisation de l’indigo provenant d’Inde, une colonie britannique. Afin de ne pas dépendre du Royaume-Uni, la France opte ensuite pour le rouge garance, produit sur son territoire, et pour en favoriser la culture. En plus du pantalon, le soldat a aussi droit à un képi rouge. Ils s’accompagnent d’une veste et d'une capote bleues marine recouvrant le corps.

L’utilisation d’uniformes aux couleurs flamboyantes à une double utilité dans l’art de la guerre du XIXe siècle. La première est esthétique et s’inspire des siècles précédents. La tenue du soldat était aux couleurs de la nation qu’il défend. Elle permettait de différencier les armées entre-elles lors des combats. De plus, le soldat devait être vêtu avec un bel uniforme pour, selon l’idéologie de l’époque, pour être apte à se battre avec bravoure sur le champ de bataille. Avant d’être utilitaire, la tenue du soldat est là pour « faire joli ». La seconde utilité est pratique. Jusqu'au XIXe siècle, la poudre des mousquets et des canons produit une importante quantité de fumée qui recouvre le terrain et rend difficile les manœuvres. Pour différencier les troupes les unes des autres, le rouge garance était important pour les officiers.

 

Une réforme vestimentaire difficile

En 1884, l’ingénieur français Paul Vieille invente la poudre sans fumée. Grâce à elle, les soldats, et surtout les artilleurs, peuvent voir clairement leurs ennemis. Mais cela pause problème pour les Français, leur uniforme est maintenant trop visible. S’enclenche alors un long développement pour un nouvel uniforme moins voyant. La seconde guerre des Boers (1899-1902) montre la nouvelle nécessité d’une tenue neutre qui se fond avec le reste de l’environnement. En effet, les troupes anglaises présentent en Afrique du Sud ont subi, à cause de leur veste rouge caractéristique, des pertes importantes à cause des tireurs embusqués afrikaners habillés en beige. À partir des années 1900, les armées européennes changent leurs tenues réglementaires avec le kaki pour les Anglais et le gris-vert pour les Allemands.

La France suit le mouvement et plusieurs projets sont lancés mais sans succès. L’un des exemples les plus connus est celui de la tenue reseda, inventée en 1911 et promue par le ministre de la Guerre du moment, Adolpe Messimy. De couleur vert-gris, elle offrait un camouflage idéal pour des combats en campagne et forêt. Malgré ses avantages, elle fait l’objet d’un blocage par l’opinion publique qui critique sa ressemblance avec la tenue allemande et le projet est abandonnée. Il y avait également un autre intérêt à changer d'uniforme. Depuis les années 1880, l'alizarine, le colorant de la garance du teinturier, est produit de manière synthétique et à petits prix par l'entreprise Badische Anilin Und Soda Fabrik (BASF), une entreprise allemande. La découverte du procédé de synthétisation met à mal l'industrie du Vaucluse, déjà en perte de vitesse. Mais plus important, il était hors de question pour les généraux de l'époque, de dépendre autant d'un potentiel ennemi pour quelque chose d'aussi symbolique que l'uniforme du soldat.

 

Rouge garance et bleu horizon

Le changement d’uniformes est long et fait l’objet de discours partisans à la fois issus du monde civil, des auteurs écrivent en faveur de son maintien comme le dramaturge Edmond Rostand, auteur de Cyrano de Bergerac, « Car on n’abdique pas l’honneur d’être une cible ! […] Adieu, Garance ! Il faut se faire une raison. Et qu’à moins s’exposer, le héros se résigne ! » ; et du monde militaire qui mettent en avant l’honneur du soldat à ne pas se cacher et à porter haut les couleurs de la France. Le ministre de la guerre Eugène Etienne s’exprimait ainsi en 1913 : « Supprimez le pantalon rouge ? Non ! Le pantalon rouge, c’est la France ! ». De plus, le rouge garance rappelle la défaite de 1870-1871 pour une grande partie de la population. Ainsi, si la France doit vaincre l’Allemagne, ce sera avec ces couleurs.

Malgré le conservatisme des politiques, de la presse patriotique et de certains militaires, le pantalon rouge est finalement aboli le 9 juillet 1914 par décret du ministre de la Guerre Adolphe Messimy, de nouveau en poste, au profit d’un pantalon gris, conçu à partir de fils bleus, blancs et rouges, dit « le drap tricolore ». Cependant, la guerre éclate le mois suivant et les usines n’ont pas eu le temps de concevoir les uniformes de l’armée, encore moins en nombre suffisant pour habiller tous les nouveaux soldats ; les entrepôts militaires sont vides et il n'y a plus d'ouvrier à cause de la mobilisation. Le choix est alors fait de revenir à l’uniforme bleu et rouge. Toutefois, ce dernier subit quelques modifications minimes, comme l’ajout de caches en tissu bleu, les bourgerons, pour les képis et les jambes. Avec l’avancement des combats, les soldats font tout pour couvrir les couleurs vives de leur uniforme avec des vêtements trouvés sur place, envoyés depuis les entrepôts des différentes unités ou bien grâce à des colis de leur famille. Malgré la volonté d’unité esthétique de l’armée, l’uniforme de 1914 est des plus disparates, notamment durant l’hiver où les hommes se couvrent avec d’autres capotes ou des blousons de laine.

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Soldats français dans une gare pour le front

Peu après l’ordre de mobilisation le 2 août, l’Etat passe commande auprès des industriels de toute la France. Le 14 août, l'entreprise Balsan & Co propose son expertise. Elle privilégie un mélange de laines bleu marine, bleu clair et blanches. Le 17 août, après examen par une commission, le bleu, d'abord appelé "gris-bleu-clair" puis "bleu-horizon" par la presse, est adopté et les usines commencent à confectionner les nouveaux draps. Le nouvel uniforme est conçu par le couturier Paul Poiret. Il faut cependant attendre décembre 1914 pour que les nouveaux uniformes arrivent, mais seulement pour les troupes de l'arrière et en février 1915, les premiers bleu-horizon arrivent sur le front. Ce n’est qu’à la fin 1916 que l’ensemble de l’armée en est équipé.

                                                                                                               1er juin 1915 : la France abandonne l’uniforme garance et adopte pour son armée un uniforme plus sobre de couleur bleu horizon.

Le rouge garance est-il vraiment à l'origine des milliers de pertes des premières offensives de 1914 ?

Le cliché de la forte visibilité du rouge garance est à relativiser. Si en effet il se remarque de loin, notamment lors des défilés, il s’assombrit rapidement avec l’accumulation de poussière au cours des longues marches jusqu’au front et devenu brun avec la boue lors des temps pluvieux. Ainsi, il est bien moins visible en situation de combat qu’en défilé. D’autre part, les offensives de 1914 ont commencé au cours de l’été et les herbes des champs où avaient lieu les combats n’étaient pas coupées. Elles arrivaient à la taille et pouvaient amplement cacher les jambes rouges des soldats. De plus, les tireurs se repéraient aux mouvements des herbes et branches plus qu’à la couleur.

La forte mortalité de la première année de la guerre est surtout à mettre au compte du développement de l’artillerie. En effet, la létalité des canons et armes à feu automatiques est sans précédent. Canons, obusiers et mitrailleuses tuent et incapacitent des centaines de milliers d’hommes, dont la plupart meurent à causer d’éclats d’obus ou des suites de leurs blessures à cause d’un système de santé militaire en pleine création. De même, le conservatisme des officiers à privilégier la charge à outrance contre les positions fortifiées allemandes a également joué un rôle non négligeable.  

Au départ symbole de la France, l'uniforme bleu et rouge a représenté la France sur de nombreux champs de bataille. Dépassé par le développement technologique, il n'en reste pas moins un objet plein de symboles patriotiques dans une IIIe République bâtie sur la défaite de 1870-1871 et sur l'idée de revanche contre l'Allemagne. La lente transition de l'uniforme témoigne aussi de l'influence de l'opinion publique dans une idée parfois archaïque de la guerre, vue comme un spectacle, et du conservatisme des officiers et généraux français à penser une guerre autrement.

 

 

Publié par Adrien RASATA le 30/11/2021

Sources et sitographie

Articles internet :

Articles de presse :

Vidéo YouTube :

  • Aux origines de l'uniforme bleu-horizon au début de la Première Guerre mondiale (1900-1915) #2 par la chaîne L’Atelier d’Histoire mise en ligne le 21 septembre 2019 [en ligne] [visionnée le 18/11/2021]. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=pkeoZwWsf24

Crédits images :

1) Défilé des troupes lors de la mobilisation de 1914. Auteur inconnu. Disponible sur : http://blog.messortiesculture.com/article/rouge-garance-et-bleu-horizon-12-717
2) Garance des teinturiers. Disponible sur : https://www.annie-claude-bolomier.fr/flore-des-massifs-et-jardins/garance-des-teinturiers/
3) Uniforme de fantassin sous Louis-Philippe Ier (1830). Collection Vinkhuizen. Disponible sur : https://www.pinterest.fr/pin/144537469284738170/
4) Soldats français attendant d'embarquer pour le front (1914). Auteur inconnu. Disponible sur : http://www.forum-militaire.fr/topic/11843-le-treillis/
5) Soldats français avec l'uniforme bleu horizon (1915). Auteur inconnu, photo colorisée par Henrique M. Disponible sur : https://www.laportedelhistoire.fr/blog/1er-juin-1915-la-france-abandonne-luniforme-garance-et-adopte-pour-son-armee-un-uniforme-plus-sobre-de-couleur-bleu-horizon/

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